C’est un phénomène très étrange que rapportent des neurologues français dans la revue en ligne Frontiers in Human Neuroscience daté du 20 juin 2016. Imaginez que votre main gauche vienne s’opposer à l’action volontairement entreprise par votre main droite, qu’elle ne tienne pas compte ce que vous voulez faire avec votre autre main, qu’elle agisse de façon indépendante de votre volonté! C’est ce qu’a vécu pendant deux ans un jardinier municipal dont on peut être certain qu’il avait perdu la main verte!
Les symptômes présentés par ce patient de 45 ans sont proprement hallucinants. Un jour, alors qu’il se promène dans son quartier et s’apprête à tourner à gauche, sa main droite attrape brusquement un poteau et ne le lâche plus. Il reste alors bloqué à tourner autour pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que sa main se décide à le lâcher et qu’il reprenne sa route. Un autre jour, alors qu’il conduit sa voiture, sa main gauche veut tourner le volant mais sa main droite s’y oppose. Il lui est alors impossible de tourner à gauche, ce qui le contraint à faire un virage à droite. Une autre fois, alors qu’il veut ralentir et que son pied gauche est sur le frein, c’est son pied droit qui appuie sur l’accélérateur. Autre comportement déroutant, alors que le patient enfile son pantalon avec sa main gauche, sa main droite tente de l’abaisser. Enfin, dans ce que le patient lui-même décrit comme une "farce", sa main droite vient lui faucher son portefeuille dans la poche arrière de son jean et refuse de le lui redonner. "Il s’ensuit une lutte entre sa main gauche et sa main droite jusqu’à ce que la main gauche, commandée par la volonté du patient, parvienne à récupérer le portefeuille!", me confie le Pr Olivier Felician du service de neurologie et neuropsychologie du CHU La Timone à Marseille (AP-HM).
Ce comportement conflictuel entre les deux mains porte le nom de “dyspraxie diagonistique“ (de praxis, " action " en grec, et diagonistique, ce qui étymologiquement signifie "deux agonistes". La paternité du terme revient au neurologue américain Andrew J. Akelaitis qui a rapporté en 1945 dans l’American Journal of Psychiatry de tels comportements, dits "diagonistiques", chez deux patients épileptiques opérés par section chirurgicale complète ou partielle du corps calleux. Le corps calleux est constitué par un très grand nombre de fibres de substance blanche qui forment un pont reliant entre eux les hémisphères droit et gauche du cerveau et permettent le passage de l’information d’un côté à l’autre.
Le premier cas décrit par Akelaitis est celui d’une patiente de 26 ans chez laquelle la main gauche faisait souvent l’opposé de l’action qu’elle avait entrepris de réaliser avec la main droite. Ainsi, lorsqu’elle tentait d’ouvrir une porte de la main droite, sa main gauche s’efforçait de la refermer. Quand elle enfilait ses bas avec sa main droite, sa main gauche les enlevait, et ce à plusieurs reprises. Ces comportements l’irritaient et la déprimaient. Par ailleurs, "à de nombreuses occasions, alors qu’elle voulait satisfaire sa soif, elle versait de l’eau dans un verre avec sa main droite puis le vidait avec la gauche se rendant compte pendant ce temps qu’elle avait soif et qu’elle voulait boire".
Le second cas rapporté en 1945 est celui d’un jeune homme dans une boulangerie dont la main droite saisissait le pain tandis que sa main gauche le reposait plusieurs fois sur le comptoir.
Dans la majorité des cas, la main droite (contrôlée par l'hémisphère gauche) obéit au sujet alors que sa main gauche semble dotée de volonté propre, opposée à celle du patient. La main gauche vient contrecarrer l’action de la droite en la bloquant, en s’emparant de l'objet qu’elle tient ou en la repoussant pour l’empêcher de réaliser son geste. Elle vient bloquer la cuillère ou la fourchette que le patient tient de la main droite, l’empêchant de s’alimenter. Parfois, elle défait le geste que le patient vient d’exécuter, comme lorsque le patient désire payer un paquet de cigarettes avec un billet et voit sa main gauche reprendre l’argent posé sur le comptoir avant même que le buraliste n’ait eu le temps de le saisir
Mais revenons au patient dont le cas vient d’être rapporté par l’équipe du Pr Olivier Felician, en association avec des neurologues de l’hôpital Henri-Gastaut (Marseille), ainsi que des chercheurs du CNRS du Centre de Résonance Magnétique Biologique et Médicale (CRMBM) et de l'Inserm de l'Institut de Neurosciences des Systèmes (Aix Marseille Université). Chez ce patient, c’est la main droite qui s’oppose à la gauche. Son cas diffère de ceux décrits en 1945 et de tous ceux de ceux rapportés par la suite dans la littérature médicale.
En effet, il n’avait pas subi une résection du corps calleux (callosotomie) dans le cadre d’un traitement neurochirurgical d’une épilepsie résistante pour déconnecter l’hémisphère gauche de l’hémisphère droit et ainsi arrêter la diffusion de l’activité épileptique entre les deux moitiés du cerveau. Ce patient est tout simplement né avec une absence totale de corps calleux. Il présente ce que l’on appelle une " agénésie du corps calleux ". Cette malformation correspond à l’absence de formation de cette importante structure cérébrale lors du développement du fœtus. Lorsqu’elle est isolée, cette anomalie malformative peut n’entraîner aucun symptôme de déconnexion inter-hémisphérique car le cerveau met en place au cours du développement des réseaux compensatoires par l’intermédiaire d’autres "ponts" entre les hémisphères, appelées "commissures". Celles-ci assurent alors le transfert d’informations entre les deux hémisphères. Ces sujets peuvent donc présenter un bon fonctionnement cognitif de même qu’une adaptation normale sur les plans social, familial et professionnel. Dans ces cas, l’agénésie du corps calleux est découverte de façon fortuite lors du bilan d’une autre maladie ou par l’imagerie cérébrale à l'occasion d’un traumatisme.
Le patient suivi par l'équipe marseillaise constitue le premier cas décrit de “dyspraxie diagonistique“ chez un patient avec agénésie complète du corps calleux. Il souffrait d’une épilepsie ancienne du lobe temporal, assez bien maîtrisée grâce à un traitement antiépileptique suivi depuis plus de vingt ans. Mais, en mars 2012, à l’occasion d’une infection ORL, il va présenter des crises d’épilepsie à répétition, ce que les neurologues appellent un "état de mal épileptique". Ces crises en série vont faire en sorte que le transfert d’informations entre les deux hémisphères cérébraux ne va plus se faire de façon optimale. Un mois plus tard, alors qu’il ne fait plus de crises épileptiques, il va présenter un syndrome clinique très étrange: une “dyspraxie diagonistique“ de la main droite. En d’autres termes, un conflit entre les deux mains va se produire de façon récurrente: ce que la main gauche exécute volontairement, la main droite s’y oppose. Ces comportements diagonistiques, non prévisibles et incontrôlables, vont persister pendant deux ans. De survenue quotidienne en septembre 2012, ils n’apparaîtront qu’une fois par mois à partir de septembre 2013, pour finalement totalement disparaître six mois avant sa dernière évaluation neuropsychologique en septembre 2014.
Compte tenu des difficultés rencontrées lorsque l’on demande à un patient atteint de comportements diagonistiques d’effectuer des tâches motrices dans une machine à IRM fonctionnelle (IRMf) afin de mesurer l’activité cérébrale, les neurologues et neurophysiologistes marseillais ont choisi de pratiquer une IRMf de repos, sans rien demander de plus au patient. Cet examen d’imagerie cérébrale a été réalisé à l’époque où le patient présentait des comportements diagonistiques récurrents puis après qu’ils aient totalement disparu. Les chercheurs ont ainsi comparé, à trois ans d’intervalle, l’activité de réseaux neuronaux dans le cerveau au repos avec celle enregistrée dans ces mêmes systèmes cérébraux chez 16 sujets sains contrôle.
Les données obtenues ont montré l’existence d’un dysfonctionnement des connexions entre les deux hémisphères cérébraux. De même, des anomalies de la connectivité fonctionnelle dans les deux hémisphères au sein d’un réseau neuronal appelé " réseau de saillance" (salience network) ont été enregistrées. Identifié à la fin des années 2000, ce système cérébral effectue un travail de hiérarchisation entre les diverses informations perçues. C’est ce réseau qui permet au cerveau, sans cesse bombardé de stimuli en provenance du milieu intérieur ou extérieur, de sélectionner ceux qui sont pertinents en vue de réaliser à une action. Sur le plan anatomique, le réseau de saillance englobe le cortex insulaire et les régions du cingulum antérieur. Son dysfonctionnement a été associé à certaines pathologies cérébrales, telles que la démence fronto-temporale et à certaines pathologies neuropsychiatriques comme la schizophrénie. Lorsque les chercheurs ont enregistré l’activité du réseau de saillance après disparition des comportements diagonistiques de leur patient, ils ont constaté une régression des anomalies de connectivité fonctionnelle entre les deux hémisphères de même qu’au sein du réseau de saillance.
Les chercheurs marseillais émettent l’hypothèse que les comportements diagonistiques observés chez leur patient étaient associés à un dysfonctionnement du réseau de saillance dont la fonction est donc de trier les informations pertinentes de l’environnement interne ou externe dans le but de préparer une action. Devenu incapable de procéder à cette sélection, le patient éprouve de grandes difficultés à inhiber certains comportements de préhension. Ceci explique qu’il puisse saisir des objets et contrecarrer d’une main l’action réalisée par l’autre. "Notre patient était conscient que sa main droite réalisait un mouvement indépendant de sa volonté et qu’il n’avait pas prévu de réaliser. Il ignorait ce que sa main allait faire!", me précise le Pr Olivier Felician.
Les patients atteints de dyspraxie diagonistique en arrivent souvent à considérer comme étrangère (alien hand, en anglais) la main qui contrecarre l’action réalisée par l’autre. Ils ne se perçoivent plus comme les agents de leurs propres actions, allant jusqu’à dire: "c’est pas moi, c’est ma main", "elle fait le contraire de ce que je veux"! Or il se trouve qu’une zone du réseau de saillance, le cortex insulaire, est impliquée dans la capacité d’un individu à se vivre comme auteur de ses actes et à donc distinguer l’action qu’il produit de celle générée par un tiers. En ce qui concerne le patient suivi à Marseille, il semble que sa main gauche ait définitivement décidé de faire la paix avec la droite.
Marc Gozlan, journaliste à Sciences et Avenir
http://biomedicales.blogs.sciencesetavenir.fr
Pour en savoir plus :
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L’agénésie isolée du corps calleux (Orphanet.fr)
Origine du terme "diagonistique": δια (dia) : diviser, disperser; αγωναζ (agonas) : combat, lutte, bataille).