C’est l’histoire, proprement hallucinante, d’une femme de 52 ans qui consulte dans un hôpital privé psychiatrique de La Haye (Pays-Bas) pour des symptômes qui défient le sens commun. Elle raconte que les visages des personnes qu’elle voit se transforment progressivement en têtes de dragon et que, plusieurs fois par jour, des visages lui apparaissent totalement déformés.
Cette patiente peut percevoir et reconnaître les visages, mais ceux-ci se métamorphosent en l’espace de quelques minutes. Ils s’assombrissent et s’allongent, en même temps qu’apparaissent des oreilles pointues, un nez proéminent et d’énormes yeux brillants, jaunes, verts, bleus ou rouges. La peau du visage ressemble de surcroît à celle d’un reptile.
Depuis la naissance ou la petite enfance, cette femme présente une prosopométamorphopsie, un syndrome qui se traduit par une distorsion des visages perçus. Parallèlement, elle éprouve un type particulier d’hallucinations visuelles à type de visages.
On a peine à imaginer le calvaire qu’a dû endurer cette femme qui voyait, plusieurs fois par jour, des têtes de dragon se diriger vers elle en sortant des murs, des prises électriques, d’un écran d’ordinateur. La nuit, elle observait de nombreuses têtes de dragon dans l’obscurité.
Il est surprenant, notent les psychiatres néerlandais, que les symptômes visuels ressentis par leur patiente depuis son plus jeune âge aient pu passés inaperçus auprès de sa famille et de ses amis. Ses parents étaient bien au courant de son trouble mais avaient étrangement conclu qu’il était l’heureuse conséquence du fait que leur enfant était né coiffé. La "coiffe" est une partie membranaire de la poche des eaux qui recouvre parfois la tête de l'enfant à l’accouchement. Cette interprétation métaphysique explique que les parents de la fillette n’aient à aucun moment cherché à la faire examiner par un médecin ou à en parler à ses professeurs.
Son état de santé se détériore au début de l’adolescence lorsqu’elle réalise qu’elle ne voit pas les visages comme tout le monde. Elle décide alors de ne plus parler de tout cela à ses parents de peur d’être stigmatisée et hospitalisée. Elle se sent plus isolée que jamais. Dépressive, elle sombre dans l’alcool pendant plusieurs années, ce qui paradoxalement semble l’avoir aidé à faire face à son environnement social, notent le Dr Jan Dirk Blorn et ses collègues dans le numéro daté du 29 novembre de la très sérieuse revue médicale The Lancet.
Malgré ces épouvantables troubles visuels, et sans aucun doute grâce à une incroyable détermination à les surmonter, la jeune femme parvint à terminer l’école secondaire, à se marier, être mère, et devenir administratrice d’une école. Sa difficulté à percevoir durablement les visages de ses interlocuteurs va cependant immanquablement entraîner des problèmes de communication et des conflits à répétition, ce qui l’oblige à souvent changer d’emploi.
Pleinement consciente de la nature hallucinatoire de ses visions qu’elle interprète comme la conséquence d’une maladie cérébrale, elle se décide donc à consulter à l’hôpital. L’examen neurologique et les analyses de sang sont normaux, de même que l’électroencéphalogramme (ECG). La patiente souffre de maux de tête récurrents, ce qui n’a rien d’étonnant dans un tel contexte. Il lui arrive également de percevoir d’autres hallucinations sous la forme d’une brève sensation de mouvement au coin de l’œil, de même que des hallucinations terrifiantes, comme voir de grandes fourmis ramper sur ses mains.
L’IRM du cerveau ne montre pourtant pas de lésions évidentes, seulement quelques anomalies, notamment dans le centre semi-ovale, une importante région de la substance blanche. Malgré les résultats négatifs de l’ECG, les médecins attribuent les hallucinations et la distorsion des visages à une activité électrique aberrante du cortex occipito-temporal. Cette région des hémisphères cérébraux située en arrière et latéralement est impliquée dans la reconnaissance des visages et des couleurs. « Nous faisons l’hypothèse que cette activité pourrait peut-être être déclenchée par les lésions observées de la substance blanche, qui pourraient ou pas avoir été présentes dès la naissance, et qui pourraient ou pas être dues à une hypoxie périnatale (manque d’oxygénation lors de la naissance). Nous réalisons que cette hypothèse est une surinterprétation des données de l’IRM », écrivent les auteurs. Autant dire que les psychiatres ne comprennent pas grand chose à la situation, à commencer par le célèbre Oliver Sachs, professeur de neurologie et écrivain à succès (Faculté de Médecine de l'Université de New York). Il a en effet été contacté par email par la patiente. Elle vient d’être traitée sans succès par un psychiatre qui lui a prescrit un antidépresseur et un antipsychotique.
Décidée à ne pas en rester là, la patiente se met en quête sur Internet d’un expert de son trouble. Elle découvre alors sans doute que le Pr Oliver Sacks est l’auteur des deux récents ouvrages, Mind’s Eye (2010) et Hallucinations (2012). Dans le premier, l’auteur indique être atteint de prosopagnosie, autrement dit d’une incapacité de reconnaître ou de mémoriser un visage. La patiente ne pouvait s’adresser à meilleur spécialiste ! C’est lui qui l’invite à consulter ses collègues du Parnassia Psychiatric Institute de La Haye, auxquels se joignent des psychiatres de l’Université de Groningue et du Centre médical universitaire d’Utrecht.
Décrit en 1947 pour la première fois par le psychiatre allemand Joachim Bodamer, la prosopométamorphopsie est un trouble visuel rare caractérisé par une altération de la reconnaissance visuelle des visages. Ces derniers apparaissent déformés, avec des éléments qui tombent, flottent, gonflent, ou fondent. Bodamer a ainsi rapporté le cas d’un patient capable de reconnaître des visages mais qui les percevait étrangement défigurés. Le patient disait de son infirmière qu'elle avait un nez complètement tordu de plusieurs degrés et un sourcil plus haut que l’autre. prosopométamorphopsie2.png
La reconnaissance des visages implique un réseau spécialisé du cerveau situé au niveau du cortex occipito-temporal ventral, notamment composée de l’aire occipitale des visages (occipital face area, OFA) et de l’aire fusiforme des visages (fusiforme face area, FFA). De récents travaux semblent indiquer que ce trouble serait associé à une anomalie de l’activité de ce réseau, particulièrement dans les aires OFA et FFA.
C’est ce qui explique que les psychiatres néerlandais décident de lui prescrire un antiépileptique (acide valproïque), qui agit sur l'hyperexcitabilité des neurones. Pour la première fois de sa vie, la patiente n’éprouve pas de symptômes pendant plusieurs jours, mais commence à ressentir une variante du “syndrome de la tête qui explose“ (exploding head syndrome, aussi appelé auditory sleep start), en l’occurrence des bruits très forts dans la tête plusieurs heures après l’endormissement.
Le traitement antiépileptique est progressivement diminué, puis interrompu et remplacé par la rivastigmine, médicament prescrit dans la maladie d’Alzheimer. De rares publications ont en effet rapporté l’efficacité dans les hallucinations auditives de ce médicament qui facilite la neurotransmission d’un messager chimique. Ce médicament réussit enfin à la patiente. La fréquence de ses symptômes visuels diminue. “Elle a pu garder le même travail au cours des trois dernières années et la communication avec ses collègues a été grandement améliorée“ concluent les auteurs.
On ne peut qu’espérer que les dragons ont définitivement fini de lui pourrir la vie.
Marc Gozlan, journaliste à Sciences et Avenir
http://biomedicales.blogs.sciencesetavenir.fr
Pour en savoir plus :
Blom JD, Sommer IE, Koops S, Sacks OW. Prosopometamorphopsia and facial hallucinations. Lancet. 2014 Nov 29;384(9958):1998.
Dalrymple KA, Davies-Thompson J, Oruc I, Handy TC, Barton JJ, Duchaine B. Spontaneous perceptual facial distortions correlate with ventral occipitotemporal activity. Neuropsychologia. 2014 Jul;59:179-91.
Hwang JY, Ha SW, Cho EK, Han JH, Lee SH, Lee SY, Kim DE. A Case of Prosopometamorphopsia Restricted to the Nose and Mouth with Right Medial Temporooccipital Lobe Infarction that Included the Fusiform Face Area. J Clin Neurol. 2012 Dec;8(4):311-3.
Strauss M, Gertz HJ. Treatment of musical hallucinations with acetylcholinesterase inhibitors. J Neurol Neurosurg Psychiatry 2009; 80: 1298-9.
Zilles D, Zerr I, Wedekind D. Successful treatment of musical hallucinations with the acetylcholinesterase inhibitor donepezil. J Clin Psychopharmacol 2012; 32: 422-4.